Natacha – 24. Chanson D’Avril

Natacha – 24. Chanson D’Avril

A l’heure où les projecteurs de l’actualité s’attardent sur un film inspiré par les aventures de la plus célèbre des hôtesses de l’air, Walthéry continue à s’inspirer, lui, de Sirius pour se plonger dans le passé familial de son héroïne…

copyright walthéry

C’est en 1965, je pense, que Natacha a vu le jour dans les pages du journal « Spirou »… Une naissance due, comme me l’avait raconté François Walthéry lui-même, à une idée de Delporte qui voyait là une manière de lier connaissance avec une voisine, justement hôtesse de l’air…

Bien sûr, avant elle, il y avait eu d’autres héroïnes dans l’univers de la bande dessinée… Mais, reconnaissons-le, toujours très sages, comme Line, Belle du Ballet, etc. Cela dit, les années 60/70 furent aussi celles de l’entrée de la bd dans son âge adulte, avec des femmes dessinées bien moins sages, celles de Pichard, de Forest, de Crepax, par exemple… Mais, reconnaissons-le aussi, Natacha fut probablement la première héroïne « sexy » dans une revue de bd pour jeune public…

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Et voici donc que sort de presse le vingt-quatrième épisode de cette série à succès, qui a enthousiasmé plusieurs générations de lecteurs ! Natacha, c’est une femme à la fois très féminine et très féministe… Son ami Walter, steward, change les rôles habituels de ce genre de bd d’aventures et étant, lui, le faire-valoir de son amie. Leurs aventures aux quatre coins du monde, endiablées, souriantes, mélangent depuis 60 ans des thématiques de toutes sortes, mais toujours traitées avec un humour parfois bon enfant, parfois aussi moins policé… C’est incontestablement le cas, d’ailleurs, dans cet album-ci!

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Et dans ce volume-ci, Walthéry continue à réécrire les scénarios de Sirius, un des grands de l’âge d’or populaire de la bd… Bien sûr, les aventures de l’épervier bleu, avec Sirius, c’était du réalisme, pur et dur. La façon dont Walthéry récupère, avec un dessin non réaliste lui, les canevas des albums de Sirius, lui permet d’actualiser ces anciens scénarios tout en leur rendant hommage. Cet artifice de narration est simple : Natacha et Walter découvrent les aventures de leurs ancêtres, et le récit, dès lors, mêle présent et passé lointain. Dans ce numéro 24, on retrouve donc les grands-parents de nos deux comparses, après la guerre de 40-45, dans l’océan, à bord de l’épervier bleu. Il y a un paquebot où tout le monde a été endormi pour favoriser un vol original, il y a un court emprisonnement, il y a la poursuite des méchants, il y a un savant fou et son adjoint nazi… Et le révolver de mémé Natacha, au nom délicat…

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Je ne vais pas vous en dire plus… On sent dans cet album sans temps mort que Walthéry s’est amusé… A dessiner des scènes de combat, voire même de tueries, avec sang bien visible, et d’y saupoudrer toujours un humour efficace, parfois très noir même… Un humour qui, à certains moment, se fait parallèle de celui de Maurice Tillieux, l’extraordinaire créateur de Gil Jourdan, lui qui fut, comme Sirius, ami de Walthéry… On sent aussi, il faut le dire, qu’il n’est pas tout à fait à l’aise dans l’ambiance sf de l’histoire qu’il nous raconte, qu’il nous dessine… Mais il s’amuse, oui… A inventer, par exemple, une injure que le capitaine hergéen aurait aimée : « Cynocéphale eczémateux » ! Il s’est amusé à replonger dans un scénario « à l’ancienne », un scénario « âge d’or » de la bd, avant qu’elle devienne un art… Une histoire rocambolesque avec science-fiction, savant fou, maître du monde, tueries, sang, une histoire, en fait, très virile au départ, menée de main de maître(sse) par Natacha…

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Certes, cet album n’est pas le meilleur ni le plus passionnant… Il m’a même un tout petit peu déçu par le fait que Natacha s’y révèle infiniment moins sexy qu’avant ! Comme si l’époque actuelle et ses neuves imbéciles censures (Dany et Yann, souvenez-vous !) avaient réussi à « assagir » le trait de François Walthéry… Yves Delporte doit en rire jaune dans son au-delà !

Mais un album de Natacha, c’est toujours, quand même, un plaisir… Cela se lit d’une traite, cela se savoure, ce sont quelques dizaines de pages pleines de mouvements, pleines de cadrages qui montrent tout le talent graphique de narrateur de Walthéry…

François Walthéry… Un « vieux de la vieille » qui continue à éblouir, en se fichant pas mal des modes et en n’oubliant jamais, d’album en album, ce qu’il doit à des aînés bien trop oubliés de nos jours, il faut bien le dire !

Une rencontre avec François Walthéry, datant d’il y a quelques années

Jacques et Josiane Schraûwen

Natacha – 24. Chanson D’Avril (dessin : Walthéry, d’après un scénario de Sirius – couleur : Usagi – éditeur : Dupuis – 56 pages – mars 2025)

Pemberton – intégrale – L’auteur de Timour et ses « délires » réjouissants…

Pemberton – intégrale – L’auteur de Timour et ses « délires » réjouissants…

Sirius fait partie, incontestablement, dès les années 40, de ce qu’on peut appeler la bande dessinée classique, avec des héros, Timour et l’Epervier bleu, ou Godefroid de Bouillon, bien ancrés dans les réalités de l’édition pour « jeune public » de l’époque…

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Il n’était sans doute pas prédestiné à être « artiste », cet auteur né dans le Hainaut, ayant suivi des études en France d’abord, en Belgique ensuite, s’y intéressant au droit comme à la philosophie… Et c’est pourtant pendant son cursus estudiantin qu’il a publié ses premiers dessins, dans des petites revues, ici et là..

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Le virus de ce qu’on n’appelait pas encore un art l’a, dès lors agrippé, sans jamais l’abandonner… Avec, au fil des années, un véritable éclectisme, dans ses thèmes comme dans son dessin, d’ailleurs, un dessin qui, de collaboration en collaboration avec différents « médias » (on n’appelait pas encore les journaux et les revues comme cela, non plus, à l’époque !), s’affirmait et se révélait d’une véritable originalité dans le trait comme dans le mouvement. On peut parler ainsi de « Bouldaldar et Colégram », de « Caramel et Romulus », de « l’Epervier Bleu » que la censure (eh oui, déjà !…) a frappé…

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De ses illustrations des livres de Xavier Snoeck, également… Xavier Snoeck avec lequel, scénariste efficace, il va créer une saga de plus de trente albums, les aventures de la famille Timour au fil des époques de l’Histoire… Une saga, une série qui a enthousiasmé un large public, en lui donnant, en même temps, le plaisir de quitter les livres scolaires pour connaître, de cette grand Histoire, des aventures passionnantes…

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Les années passant, la bande dessinée s’est peu à peu affranchie des obligations morales et bien pensantes qui étaient son lot… Dans cette mouvance de liberté de ton comme de graphisme, Sirius n’est pas resté immobile, loin s’en faut ! On peut, bien évidemment, parler de sa collaboration à l’essentiel « Trombone illustré ». Mais on peut surtout se plonger dans les aventures folles et géniales d’un anti-héros par excellence, iconoclaste, presque pouilleux, ivrogne même, et toujours libidineux : Pemberton !

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Pemberton… Ancien marin se disant ancien loup de mer, hante une taverne sombre dans laquelle sert un jeune garçon… Scénaristiquement, Sirius use, dans cette série, d’un artifice assez commun, celui qu’utilise Jean Ray dans plusieurs de ses recueils de nouvelles : un lieu clos, deux personnages face à face, l’un des deux qui raconte à l’autre une histoire. C’est que fait Pemberton, entre deux verres bien tassés… Et le jeune garçon, Jonathan, écoute, ébloui, ces récits envoûtants, sans se rendre compte (ou en faisant semblant de ne pas s’en rendre compte ?) de leur invention totale ! Et c’est là que cette bd rejoints encore plus l’univers de Jean Ray, parce que les histoires racontées et inventées par le vieux Pemberton sont le plus souvent enfouies dans des univers qu’on ne peut que qualifier de « fantastiques »… Mais le but de Sirius n’est pas de faire peur, ni de faire frissonner… Il est d’amuser, en s’aventurant dans des dessins qui ne nient pas l’érotisme, par exemple, qui délirent, véritablement, parce que sans délire, sans doute, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue…

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Pemberton, c’est un personnage iconoclaste, c’est un ivrogne se perdant dans les brumes de l’alcool et y perdant, en même temps, son auditoire… Pour le plus grand plaisir à la fois du narrateur et de celui qui l’écoute, de ceux qui lisent ses aventures folles et follement imaginées.

Et je veux saluer ici, au-delà même du talent de Sirius, dans cette série où il s’est libéré de son classicisme habituel, je veux saluer l’arrivée dans le monde cruel et vénal de l’édition, d’un nouvel éditeur dont le maître-mot est de rendre hommage et, ce faisant, de remettre en mémoire des réalités du neuvième art dont les lecteurs d’aujourd’hui n’ont pas connaissance, tout comme les jeunes dessinateurs, d’ailleurs ! Et Pemberton, une intégrale en deux volumes, est leur première publication… Une publication totalement réussie… Un dossier bien documenté, des fac-similés en grand format nous font entrer de plain-pied dans un univers presque anarchiste, toujours humoristique, d’une inventivité, tant dans le trait que dans le texte, qui, malgré les références évidentes, est d’une belle originalité !

Une intégrale que tout amateur de bande dessinée ne peut qu’apprécier, et placer en évidence dans sa bibliothèque, qu’on se le dise !

Jacques et Josiane Schraûwen

Pemberton – intégrale en deux volumes (auteur : Sirius – éditeur : « Ad Hoc Editions »)

Frankenstein ou le Prométhée moderne

Frankenstein ou le Prométhée moderne

Une adaptation de plus du chef d’œuvre intemporel de Mary Shelley ? Oui, sans doute, mais une adaptation étonnante par sa fidélité, par sa puissance graphique, par sa beauté, tout simplement !

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Qu’est-ce qui fait qu’un roman, un jour, traverse les époques, les sociétés, et devient « culte » ?… Qu’est-ce qui permet à une œuvre littéraire de devenir intemporelle et de s’adresser, de siècle en siècle, à toutes les sociétés possibles se succédant ? Il y a là une question à laquelle nul ne peut apporter de réponse, bien entendu. Et avec « Frankenstein », on peut dire sans se tromper que ce succès d’époque en époque n’était même pas dans les prévisions possibles !

Il faut dire que ce roman, typiquement gothique, donc ancré dans un mélange littéraire en vogue au tout début du dix-neuvième siècle, celui d’un romantisme échevelé et d’une horreur presque grand-guignolesque parfois, arrivait un peu tard pour être encore à la mode. Il faut dire aussi que Mary Shelley n’a pas cherché à innover, et que son roman, tout compte fait, est à placer dans une continuité d’un genre de littérature devenant, lors de sa parution, de plus en plus désuet, obsolète.

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Il est vrai que Mary Shelley a utilisé les « trucs et ficelles » de cette sorte de littérature : le côte épistolaire des aventures racontées, permettant ainsi une suite ininterrompue de petits épisodes, de petites tranches de vie toutes menant à une sensation d’horreur de plus en plus puissante. Mais là où l’autrice de ce livre change la donne, c’est que, au-delà du fantastique échevelé, elle s’aventure résolument, et bien avant Wells, dans un mélange presque sournois de science et de fiction… Le docteur Frankenstein, tel Prométhée, veut atteindre à une connaissance scientifique s’opposant aux morales établies, cherchant ainsi à découvrir, mieux que le secret du feu, celui de l’existence, de la création !

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Ce livre, dès lors, devient, en effet universel, éveillant toujours, de siècle en siècle, les mêmes interrogations sur la neuve divinité que se veut être la science !

Ce livra, ainsi, a maintes fois servi d’inspiration à des écrivains, parfois géniaux, parfois simples tâcherons… Il a maintes fois été adapté, aussi, au cinéma, avec cette image iconique qui reste présente encore et toujours, celle de la créature interprétée par Boris Karloff. Il a vu aussi bien des transformations en bande dessinée, avec plus ou moins de succès, de réussite narrative et graphique aussi… Les meilleures de ces adaptations sont, reconnaissons-le, plutôt dues à la qualité inventive des dessinateurs (Bess…) qu’à la fidélité à l’œuvre originelle.

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Avec cette adaptation-ci, la qualité est omniprésente… Sergio Sierra, le scénariste, ne cherche aucune esbrouffe. Cet album, en ses débuts il y a quelques années déjà, était destiné à tous les publics, aux publics des jeunes dans les écoles, aussi, pour leur montrer que la littérature de qualité était toujours d’actualité, d’une part, et qu’elle véhiculait aussi des pensées, des réflexions, des questions sur le monde d’aujourd’hui.

Et la fidélité à l’œuvre de Mary Shelley est parfaite et parfaitement maîtrisée. Certes, il y a, narrativement, des raccourcis, mais aucun de ceux-ci ne brise le rythme, ne laisse de sensation de vide dans le récit…

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C’est vrai que l’horreur et la science-fiction font bon ménage avec Frankenstein… Mais les auteurs, ici, ont décidé, avec beaucoup de talent et d’intelligence, de ne jamais montrer frontalement les scènes horrifiques. Les laisser deviner, au feu des mots comme des dessins, rejoint ainsi la manière que Mary Shelley avait d’écrire. Ce qui sous-tend également tout le récit de Frankenstein, ce sont des sentiments humains basiques ai-je envie de dire : l’amour, la mort, la vengeance, le couple, la peur, le libre-arbitre, la religion… C’est peut-être là le génie de Shelley, d’ailleurs : nous montrer des êtres vivants, avec leurs hantises et leurs questionnements, sans qu’ils soient « datés » ! Et c’est aussi la qualité de Sergio Sierra !

Oui, Frankenstein est également un ouvrage philosophique, qui parle de création, au sens le plus large du terme. Avec quelques phrases à épingler… « J’ai créé un être rationnel », dit le docteur Frankenstein, qui aimerait ne plus avoir peur de ses propres créations… Et sa créature lui répond, en quelque sorte, en lui disant : « Tu me condamnes à la solitude, ô mon créateur. » Une créature rationnelle, humaine donc, qui dira, plus loin, plus tard : « Mes remords dépassent ma haine »…

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Ce livre est également un totale réussite de par le talent de sa dessinatrice, Meritxell Puigmal. Par sa technique, d’abord, celle de la carte à gratter, qui fut chère en son temps, parfois, à Andreas. Une technique étonnante qui donne du relief à chaque vignette, et les influences que Puigmal peut avoir, celles du manga par exemple, perdent toute lourdeur grâce à cette façon qu’elle a de dessiner, de graver, de créer des ambiances dans lesquelles les ombres et les lumières jouent un jeu dont les règles changent sans cesse… Il y a dans son dessin une matière, véritablement, qu’on trouve rarement dans l’univers du neuvième art. Une autre influence est sans doute à chercher chez Yslaire, par cette présence du rouge comme élément narratif essentiel, par les physionomies des différents personnages aussi. Mais il y a là plus une filiation assumée qu’une imitation servile, sans aucun doute!

Boris Karloff

Cet album fait partie, pour moi, des meilleures adaptations dessinées de l’histoire du docteur Frankenstein. C’est un livre gothique, mais étrangement doux, pudique même, et remettant (enfin) le récit originel au centre de sa construction…

Un livre à placer dans votre bibliothèque, en bonne place, croyez-moi…

Jacques et Josiane Schraûwen

Frankenstein ou le Prométhée moderne (dessin : Meritxell Puigmal – scénario : Sergio A. Sierra – éditeur : Aventuriers de l’Ailleurs –  février 2025 – 105 pages)