Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Sa Majesté Des Mouches – un inoubliable roman, une bd superbe !

Je l’ai déjà dit, je le répète… Je donne tous les scénarios de Van Hamme, tous les livres de Sfar pour un seul album dessiné par Aimée De Jongh ! Cette jeune autrice a bien plus que du talent : elle a une personnalité graphique et scénaristique exceptionnelle ! Et si je vous parle aujourd’hui d’un livre paru il y a quelques mois déjà, c’est pour que l’existence de cet album ne se limite pas dans le temps, et qu’il trouve sa place dans toutes les bibliothèques qui vous entourent !

copyright dargaud

Aimée De Jongh, à chacun de ses livres, parvient, chose exceptionnelle en effet, à se fondre dans des univers qu’elle habite pleinement, qu’elle magnifie, même, avec une sorte d’évidence que très peu d’auteurs possèdent, dans la littérature, le cinéma, la bande dessinée… Comment ne pas applaudir à ce livre, scénarisé par Zidrou, qui s’appelait « L’obsolescence programmée de nos sentiments » ? Comment ne pas trouver extraordinaires tous nos quotidiens et nos rencontres possibles en lisant « Taxi » ?… Comment ne pas applaudir aux prouesses graphiques de « Jours de sable » ?… Trois chefs d’œuvre, d’ores et déjà, dans la carrière de cette dessinatrice qui, du haut de ses 36 ans, renouvelle à chaque livre la puissance évocatrice du neuvième art !

copyright dargaud

Elle a donc choisi cette fois d’adapter un roman qui appartient à ce que la littérature a de meilleur : l’intelligence, la réflexion, le regard, la tendresse, la folie, l’être humain, tout simplement. William Golding a eu le prix Nobel de littérature en 1983. Il est surtout l’auteur d’un livre-culte, « Sa majesté des mouches », paru en 1954. Un livre qui, sans aucun doute, et loin de toutes les récompenses et les mises en évidence qui ont été et sont siennes, parle, encore et toujours, à chaque lecteur, avec une puissance folle, dans un cadre d’aventure…

copyright dargaud

Et Aimée De Jongh, dont le dessin se nourrit à la fois de la bande dessinée belgo-française et du manga, a réussi à transformer ce roman inoublié en un album de bande dessinée tout aussi inoubliable. Un album bd, oui, qui n’a nul besoin de l’alibi « culturel » que le terme « roman graphique » désigne avec prétention, pour être une œuvre du neuvième art, dans ce qu’il peut avoir à la fois de filiation et d’originalité…

copyright dargaud

Le récit de cette histoire imaginée par Golding se dévoile d’abord comme étant celui d’une aventure. Un crash d’avion… Une île déserte… Les seuls survivants, une bande de gamins dont les âges oscillent entre l’enfance et l’adolescence… Cela ressemblerait presque à du Robinson Crusoé plein de bons sentiments, s’il n’y avait pas le regard de Golding… Devant vivre sans adultes, ces garçons vont croire au paradis… Ils vont surtout, pour survivre, s’organiser et, pour ce faire, utiliser les normes que, par l’éducation, on leur a transmises… Et, à partir de cette nécessité que ces mômes ressentent, c’est à une approche de la politique au sens le plus désespérant du terme que ce livre s’attache.

copyright dargaud

A ce niveau de ma réflexion, me revient en mémoire un autre (superbe) album de bande dessinée qui, à sa manière, s’inspirait ou, en tout cas, rendait hommage à l’œuvre de Golding : « Au royaume d’Astap », de l’immense (et trop oublié) Christian Godard…

copyright godard

Mais revenons-en à Aimée De Jongh. Pour adapter le texte de William Golding, elle en garde, déjà, la progression… Le côté « aventure », qui rappelle aux lecteurs leurs enfances et les rêves qu’il y ont construits, le côté presque « scout » d’un récit d’initiation à l’âge adulte… Mais là où les romans « Signe de piste », par exemple, débouchaient sur des valeurs de partage, de solidarité, d’humanisme, avec Goldwin et De Jongh, il en va tout autrement. Parce que ces enfants deviennent adultes, trop vite… Parce que le pouvoir devient un but pour quelques-uns, et que le choix, très rapidement, doit être fait entre une forme de partage, oui, et une forme de violence presque gratuite… C’est un livre qui, finalement, nous parle de ceux à qui on a volé leur enfance!

copyright dargaud

Ce qui fait, de prime abord, la réussite totale de cette bd, c’est que son autrice, Aimée De Jongh, épure le texte originel, sans rien dénaturer de sa puissance… C’est-à-dire que, par exemple, son dessin, tout en finesse, tout en tendresse, oui, rend avec justesse les descriptions de l’œuvre de Goldwin… Des pleines pages, des couleurs qu’on a envie de caresser, des paysages enchanteurs, des visages d’enfants tout simplement expressifs, un découpage dans lequel les mots disparaissent souvent pour laisser à l’image toute sa force, toute sa présence, et toute la possibilité qu’elle peut avoir d’exprimer les sentiments et les sensations des personnages. Ce livre, c’est un livre dur dans son propos… Une histoire qui se fait métaphore d’un monde adulte dans lequel la guerre est le moyen le plus immédiat pour acquérir un pouvoir, quel qu’il soit… Ce livre, dessiné par Aimée De Jongh, est sans aucun doute tout aussi désespérant… Mais avec une évidente légèreté, aussi… En se plongeant dans une forme d’analyse de toute société humaine, autour d’une forme de fable que Kipling avait explorée aussi avec son « Livre de la Jungle », en se plongeant, et en nous laissant la suivre, dans ce monde qui est encore le nôtre, de haine, de violence gratuite, de regards qui ne veulent pas se croiser, de mots qui prennent la place des idées, en allant à la fois au plus profond du livre dont elle s’inspire et au plus profond d’elle-même, Aimée De Jongh réussit à nous parler de désespoir avec une forme de gentillesse, de légèreté extraordinaire… Aimée De Jong, oui, là où Goldwin fait peur, laisse la place, par la grâce d’un dessin sans failles, à la poésie, aux possibles du rêve… Il n’y a cependant rien d’utopique chez elle comme chez Goldwin, et dans le roman comme dans la bd, les toutes dernières pages s’ouvrent résolument sur un monde adulte encore plus innommable que la société que ses enfants perdus ont créée…

copyright dargaud

Oui, mille fois oui, Aimée De Jongh est une autrice que tout le monde devrait lire, relire, relire encore, faire lire… Tous ses ouvrages sont peuplés de personnages qui nous sont comme des miroirs… Et elle fait de ce livre-ci un des livres les lus fabuleux de l’année 2024…

Jacques et Josiane Schraûwen

Sa Majesté Des Mouches (autrice : Aimée De Jongh d’après William Golding – éditeur : Dargaud – 352 pages – septembre 2024)

Et si  vous voulez en savoir plus sur ses livres, et l’écouter à mon micro également, voici quelques liens…

Soixante printemps en hiver

Taxi

L’obsolescence programmée de nos sentiments

Jours de sable

Destins Coréens – Jung, et les voies de l’adoption ici, en Corée, ailleurs aussi, sans aucun doute…

Destins Coréens – Jung, et les voies de l’adoption ici, en Corée, ailleurs aussi, sans aucun doute…

Belge d’origine coréenne, Jung est un auteur dont les œuvres s’enfouissent au plus profond de ses quotidiens, de ses amitiés, de ses amours, de sa réalité « d’adopté »…

copyright delcourt

Et c’est bien le cas avec ce livre, « Destins Coréens », un album dessiné par Jung, avec la collaboration très proche de sa compagne, Laëtitia Marty. Pour eux deux, l’adoption est partie intégrante de leur vécu, et, ici, elle continue à rythmer profondément leur travail artistique, littéraire, graphique…

copyright delcourt

Aux débuts de sa carrière, Jung a peaufiné son talent dans des récits très souvent inspirés par l’Asie, par ses fables, ses légendes. Et puis, délaissant ces histoires qu’on pourrait peut-être appeler traditionnelles, il s’est un jour lancé dans une œuvre majeure, en quatre albums, « Couleur de peau : Miel ». Quatre livres qui parlent de ses questionnements, de ses sentiments, de ses angoisses, de ses souffrances, aussi, sans rien cacher du commerce que peut, souvent, devenir l’industrie de l’adoption. Une « série » qui parle aussi des « bien adoptés » et des « mal adoptés »… Ces quatre albums l’ont poussé également à devenir réalisateur, pour un film totalement fidèle à ses dessins, sorti sur les écrans au début des années 2010.

copyright delcourt

Et cette réalité multiforme de l’adoption est encore le thème de ce livre-ci, autobiographique également… Jung a vu son « couleur de peau » traduit en coréen. Il a été jusque dans son pays d’origine pour dédicacer cet album. Il y a rencontré une jeune femme, enceinte, une étudiante, qui lui a dit qu’après avoir lu son livre, elle avait décidé de garder cet enfant, de ne pas le donner en adoption. De retour chez lui, en Europe, Jung n’a plus eu de nouvelles… Cela le hantait… Et, à l’occasion d’un nouveau voyage au pays du matin frais, il cherche à la retrouver… Voilà la trame, simple, quotidienne, de cet album puissant…

copyright delcourt

C’est tout cela, oui, que nous raconte ce livre merveilleusement dessiné, avec des touches de couleur jaune moutarde qui illuminent la grisaille du propos… De la grisaille, oui, parce que la Corée du Sud est une société qu’on connaît peu, ici, en Europe, une société qui rejette les mères célibataires, et où la réussite sociale prime sur tout le reste… Et c’est cette Corée-là, sans masque, que Jung nous montre à voir… Avec, pour ces mères célibataires, la honte, avec, pour les enfants adoptés, le syndrome d’abandon, avec les gestes qu’on n’ose pas faire, avec le manque d’amour dont on ne guérit jamais, même si l’amour n’est pas une question de filiation, comme le dit Jung dans ce livre. C’est presque une auto-analyse que cet album… Presque, parce que c’est aussi le récit d’un combat contre un état d’esprit, contre une non-existence de la femme, le combat de cette jeune mère célibataire, Joy, et donc d’un horizon nouveau possible…

copyright delcourt

C’est un livre humain, intime, émouvant… Un récit « vécu » que les auteurs nous racontent par petits fragments de vie, avec simplicité… Un livre tout en émotion, oui, et en intelligence… Un livre parfaitement réussi, qu’on lit d’une traite…

Jacques et Josiane Schraûwen

Destins Coréens (dessin : Jung – scénario : Laëtitia Marty et Jung – éditeur : Delcourt – février 2025 – 135 pages)

La vieillesse : deux albums, deux visions du « placement », deux angles de vue différents… Deux livres à lire !!!

La vieillesse : deux albums, deux visions du « placement », deux angles de vue différents… Deux livres à lire !!!

Même en lisant beaucoup, force est de reconnaître que, pour mille et une raisons, on peut passer à côté d’albums de grande qualité… Cela dit, je prends le temps, très régulièrement, d’aller rechercher ces anciens albums… Et parfois, j’y découvre des œuvres humaines, profondément humanistes, importantes à bien des niveaux… Des pépites, oui… En voici deux, d’un même éditeur, et d’un sujet identique ! Deux albums extrêmement réussis à lire et à faire lire !

copyright bamboo

Prends bien soin de toi (auteur : Rudo – éditeur : Bamboo – 2021 – 72 pages)

copyright bamboo

Geoffroy Rudowski, alias Rudo, est dessinateur de bd. On a pu voir son nom chez différents éditeurs. Seulement, même si la bande dessinée peut avoir l’air d’un paradis de liberté, pour ceux qui en vivent, qui essaient d’en vivre en tout cas, c’est tout sauf évident ! Une accumulation de dettes, une séparation amoureuse, et voilà ce jeune auteur obligé de « se réinventer » comme le disent les pouvoirs publics et imbéciles. Il se trouve obligé, plus simplement parlant, de se trouver un job qui ne soit pas artistique et qui lui permette de remplir son frigo et de rembourser ses dettes. Après bien des recherches, il accepte un emploi d’aide-soignant dans un home pour personnes âgées.

Le monde dans lequel il entre n’a, évidemment, rien à voir avec quelque ambition que ce soit. Mais il a, malgré tout, un rapport étroit avec ce qu’il est. Avec la relation qu’il a avec sa mère, rescapée du cancer et vivant avec une trachéotomie… Avec son père, mort du cancer, et qu’il aidait très intimement pour qu’il garde sa dignité… Cet univers n’est pas le sien, mais il en connaît les gestes, ceux de l’amour en quelque sorte. Il va en découvrir la réalité tangible, celle du boulot, celle de « l’entreprise ». Idéaliste, sans aucun doute, plein d’empathie, il va se lier, journellement, avec les résidents dont il s’occupe… Il va les aider, autant qu’eux l’aident lui. Il va les accompagner dans des excursions, il va approcher de tout près les soubresauts de la personnalité soumise à Alzheimer. Il va garder les yeux ouverts sur l’horreur véritable de ces lieux de fin de vie : la rentabilité… Economies dans les achats de couches, dans les repas, dans le nombre de membres du personnel, dans l’entretien des locaux…

copyright bamboo

Et c’est ce monde de la vieillesse, ce monde dans lequel la dernière porte fait déjà un peu plus que s’entrouvrir, c’est avec ces gens qu’on traite comme des enfants et qui ne le sont plus depuis longtemps, qu’il va écouter sa propre voix au travers de celle de Colette qui lui dit : « On a toujours le choix. On a tous des revers dans la vie mais rien n’est définitif. Si tu as de l’or dans les mains, c’est dommage de tout laisser tomber. Ca vaut la peine de s’accrocher. Il y a tellement de gens qui n’ont pas cette chance. » Il va s’accrocher, quitter cet emploi, retrouver sa planche à dessin… Le résultat, c’est cet album, autobiographique, émouvant, souriant surtout… C’est cette manière qu’il a choisie, avec lucidité, de prendre soin de lui… Un livre dans lequel les réflexions sur ces homes, ces ehpad, qui devraient être des lieux de vie et qui ne sont que des entreprises aux mains d’actionnaires sans âme, ne portent pas à se réjouir, mais à réfléchir… Un livre plein d’humour et de tendresse, un livre sans provocation, un livre qui nous raconte un trajet de vie entouré de pleins d’autres trajets de fin de vie… Un retour à la bd d’un auteur au dessin tout en souplesse et en sourires…

copyright bamboo

Le Plongeon (dessin : Victor Pinel – scénario : Séverine Vidal – éditeur : Grandangle – 2021 – 80 pages)

copyright bamboo

Yvonne a 80 ans… Elle quitte sa maison, et s’installe dans un ehpad… Elle ne le fait pas parce qu’elle est malade, non, elle le fait, sans doute, par lassitude… Pour correspondre, probablement, à ce qu’on attend d’une femme vieillie, avec, comme elle le dit elle-même, de beaux volumes, mais tout est à refaire !

Ce qu’elle laisse derrière elle, c’est sa maison, c’est son amour enfui, c’est tout son passé, toutes sa liberté, toute son existence… Ce dans quoi elle pénètre, c’est une antichambre qui conduit, elle le sait, tout le monde le sait, à la mort. C’est un monde, pourtant, dans laquelle la vie survit, étrangement, malgré les rides, malgré les handicaps, malgré les douleurs, malgré ou grâce aux souvenirs.

copyright bamboo

Yvonne a toujours été indépendante. Et dans cet environnement nouveau, elle n’abandonne rien de ses ardeurs, de ses folies, de ses libertés ! Elle rue dans les brancards, tous simplement… Elle refuse d’être infantilisée, elle refuse que les autres pensionnaires le soient aussi… Elle refuse de n’être qu’en attente, et elle noue des liens, et elle redécouvre l’amour, le plaisir, la jouissance, la tendresse, la folie… Elle sait que la mort arrive, et elle vit, pleinement ! En révolte, aussi, face à une société dans laquelle les vieux se doivent de fermer leur gueule et de rester dans les clous !

copyright bamboo

Cette bd n’a rien de violent, pourtant, elle nous raconte, elle nous montre… Yvonne devient, pour nous, lecteurs, le symbole de ce que, un jour ou l’autre, nous aurons à découvrir, toutes et tous : la réalité du mot vieillir… A 80 ans, le corps existe, et ses besoins, et ses beautés, et ses émerveillements… Et ses plongeons, et ses fugues pour ne pas devenir plantes dans un monde qui prend ses « aînés » pour des mourants. Cette bd est pleine d’une tendresse lumineuse, elle m’a fait penser à un vieux film belge de Benoît Lamy, « Home sweet home », qui montrait, avec des acteurs amateurs et âgés, une révolte dans un home pour vieillards… Il n’y a, ici, pas de révolte ouverte, il y a un hymne à la vie, à la beauté de vivre jusqu’au dernier instant ! Le scénario de Séverine Vidal est d’une finesse et d’une impudeur tranquilles… Quant au dessin de Victor Pinel, il est d’une exceptionnelle justesse de ton, de mouvements, de couleurs… Le tout pour un livre, oui, exceptionnel et qui devrait empêcher les jeunes cons de traiter leurs grands-parents de boomers !…

copyright bamboo

J’ai toujours trouvé ridicule et stupidement mercantile que l’existence d’un livre ne dépasse jamais le temps restreint pendant lequel il a le droit de s’étaler au milieu des nouveautés… Si le fait de vous faire redécouvrir quelques vraies pépites leur donne une seconde vie, aussi petite soit-elle, j’aurai rempli ma mission de chroniqueur : défendre des livres que j’ai lus, que j’ai aimés, et que j’aimerais tant voir lus et aimés par d’autres !

Ces deux albums datent de quelques années… Mais ils restent d’une vérité et d’une actualité qui nous parlent à toutes, à tous, jeunes et moins jeunes ! Dénichez-les, ces deux livres, lisez-les, laissez-vous éblouir par tous les âges et tous les temps du verbe exister !

Jacques et Josiane Schraûwen

copyright bamboo