Thierry De Royaumont : L’Ombre de Saïno

Thierry De Royaumont : L’Ombre de Saïno

Le neuvième art manque souvent de mémoire… Réveillons-la, cette mémoire, avec la réédition de ce que je considère comme l’un des plus grands chefs d’œuvre des années cinquante ! Rendons à Pierre Forget sa place dans la grande Histoire de la bd !…

 

 

Les aventures de Thierry de Royaumont ont connu quatre albums : « Le secret de l’Emir », « La Couronne d’Epines », « L’Ombre de Saïno » et « Pour Sauver Leïla ».

J’avais reçu, enfant, l’Ombre de Saïno, qui se terminait sur cette vignette : vous saurez qui est Saïno en lisant le prochain épisode… Un épisode que j’ai recherché, adolescent, puis adulte, pendant des années, de bouquiniste en bouquiniste, mais qui ne fut édité qu’en 1987. Mais ces recherches incessantes m’ont permis de dénicher et d’acheter les volumes précédents… Des « romans graphiques » avant la lettre, puisqu’ils dépassaient, et de loin, la pagination habituelle en bd, allant jusqu’à 106 planches !

Thierry De Royaumont, c’est un héros occidental et chevaleresque comme il y en eu beaucoup dans ces années d’après-guerre, un héros sans peur et sans reproche, symbolisant en quelque sorte la nécessité, après les horreurs nazies, de connaître de nouvelles jeunesses aux idéaux altruistes. Et c’est ainsi que l’esprit chevaleresque est mis à l’honneur, dans cette série, tout comme l’amitié, profonde, devenant une vraie force dans les remous de l’adversité…

Mais avec Pierre Forget, dessinateur, et Jean Quimper, scénariste, on est très loin des belles histoires de l’Oncle Paul, ou même des bd réalisées par le couple Funcken.

On se trouve même dans un réalisme extrêmement fouillé au niveau historique, en général, au niveau des décors en particulier.

 

Un réalisme, également, qui se refusait au manichéisme, longtemps avant que ce ne soit une nécessité enfin reconnue par tout un chacun. Bien sûr, le thème de cette série a une connotation religieuse, c’est évident. Mais avec un respect affiché de manière tout à fait aussi évidente pour la « différence ».

En outre, dans cette « Ombre de Saïno », le propos est totalement ailleurs que dans l’affrontement entre des croyances opposées. Dans cet album, Thierry De Royaumont, de retour de Terre Sainte, retrouve son domaine… Et se découvre, en même temps, un ennemi implacable, Saïno, d’une cruauté sans bornes, et à la tête d’une confrérie cherchant tous les pouvoirs par tous les moyens, une confrérie dont les ramifications humaines sont celles de plusieurs races, dont les ramifications matérielles se construisent en architectures improbables, d’une modernité que ne désavouerait pas Schuiten…

« L’Ombre de Saïno », c’est l’intrusion d’un fantastique teinté de science-fiction dans un univers moyenâgeux extrêmement bien restitué.

C’est aussi une construction narrative exceptionnelle, pour l’époque comme pour aujourd’hui, d’ailleurs, laissant la place à des questionnements qui se révèlent terriblement philosophiques.

 

Et puis, Thierry De Royaumont, c’est du dessin…

Pierre Forget a été illustrateur, dès les années 40, dans des collections de romans pour la jeunesse, aux éditions Alsatia et Spes surtout. En bande dessinée, il a signé, chez Bayard, l’adaptation d’un des chefs d’œuvre éternel du cinéma, « Les Sept Samouraïs », une adaptation d’une fidélité extraordinaire. Il a aussi signé un western, « Faucon Noir », qui s’éloignait, de par le regard qui y était posé sur les Amérindiens, de tout ce qui se faisait alors.

Son dessin est d’une souplesse exceptionnelle, et Pierre Forget a une manière bien à lui de rendre compte du mouvement, en jouant très souvent avec les perspectives, en jouant aussi avec la manière de construire une planche, et que cette construction participe pleinement à la narration. Et sa façon de jouer avec les ombres, inspirée sans aucun doute par son métier d’illustrateur proche de Pierre Joubert, est tout à fait remarquable, elle aussi.

 

Pierre Forget a abandonné un jour la bande dessinée pour devenir professeur de gravure, et devenir, aussi, un des plus grands graveurs de timbres de la fin du vingtième siècle.

On pourrait croire que la réédition de sa série phare répond à des réalités nostalgiques, et c’est en partie vrai, certainement. Mais en partie seulement, parce que Pierre Forget, comme je le disais en introduction, est un des grands oubliés du Neuvième Art ! Permettre à tout un chacun de découvrir un artiste complet, un artiste qui s’est éloigné, dès le départ, des thèmes enfantins d’un média qui brillait surtout par une certaine mièvrerie, très souvent. On est déjà, avec Thierry De Royaumont, dans la bd résolument moderne, de par ses thèmes, de par le traitement des sujets choisi, de par le graphisme aussi.

Plongez-vous dans cet album, vous ne le regretterez pas ! Et vous pourrez, ainsi, participer activement à rendre hommage à un artiste de la BD qui a, avant tout le monde, réussi à créer une véritable bande dessinée adulte !

Jacques Schraûwen

L’Ombre de Saïno (dessin : Pierre Forget – scénario : Jean Quimper – éditeur : Editions du triomphe – www.editionsdutriomphe.fr )

Libertalia : 1. Le Triomphe ou la Mort

Libertalia : 1. Le Triomphe ou la Mort

Aventures marines et humaines, portraits humanistes mais jamais manichéens, utopie et liberté sont les axes puissants de cette nouvelle série ! Une chronique, accompagnée d’une interview des auteurs…

Nous sommes à la toute fin du dix-septième siècle, loin encore de ce que sera la Révolution des armes et des idées, mais proche de ce que des artistes, écrivains et philosophes, appellent depuis un certain temps de leurs vœux : un monde plus libre, un univers dans lequel l’homme aurait véritablement sa place, sans chaînes et sans brimades !

Dans ce siècle finissant, Olivier Misson dénote, par ses écrits d’abord, qui s’opposent à cette idée mercantile qui fait de l’être humain, noir de préférence, une marchandise, rien d’autre. Par ses actes, aussi, et par la révolte qu’il cultive, de manière d’abord discrète, et puis de plus en plus ancrée dans le combat. Le combat des idées, celui de l’épée…

Sa route, ainsi, va croiser bien d’autres chemins, dont celui de Carracioli, un prêtre tout aussi révolté que lui par l’injustice et la pauvreté qui règnent en maîtresses dans les ruelles des cités françaises.

Ce premier volume d’une série qui promet d’être épique pose des jalons, dessine les contours d’une époque, esquisse quelques personnalités dont on devine qu’elles vont appartenir aux récits à venir.

Le scénario est dû aux talents conjugués d’un journaliste belge, Rudi Miel, et d’une historienne, belge elle aussi, Fabienne Pigière. Leur collaboration est une parfaite réussite, puisqu’elle permet à une histoire humaine de prendre pied, pleinement, dans la Grande Histoire de l’humanité !

Fabienne Pigière et Rudi Miel: le travail du scénario

 

 

Ce qui est au centre de cet album, c’est la lutte contre les idées reçues, voire imposées par une société qui ne peut qu’avoir peur de tout changement.

Ce que recherchent Misson et Carracioli, très vite, c’est donner vie à une idée, à une utopie : créer, inventer, faire vivre un lieu où seule la liberté serait la loi. Ce lieu ne peut, évidemment, que se trouver le plus loin possible de ces pays, France, Angleterre, etc., où ne règnent que l’avidité du pouvoir mêlée à celle de l’argent.

Libertalia sera cette nouvelle ville, cette neuve cité libertaire et libre. Mais pour que prenne existence ce qui n’est qu’une idée germant dans l’esprit contestataire d’une époque et de deux héros complémentaires, il va falloir véritablement prendre les armes. Contre l’esclavagisme, sous toutes ses formes, d’abord. Et le scénario, intelligemment construit, remet en quelque sorte les choses à leur place : considérer une race, une catégorie d’individus comme inférieurs n’est pas et n’a jamais été l’apanage d’une seule civilisation, d’une seule race.

Là où ce scénario remet également les choses en perspective, c’est dans le portrait qu’il nous donne de la piraterie, trop souvent sans doute idéalisée. Porteuse de sentiments forts, la piraterie s’ouvrait à l’amitié, certes, mais aussi à la haine, à la violence gratuite, à l’horreur quotidienne, à la mort sans cesse côtoyée. Et si le mot  » honneur  » est très présent, dans ce premier album, C’est en quelque sorte pour monter que les mots, comme les idées, ne sont jamais que le résultat d’une époque.

Nous sommes, dans cette série naissante, dans de la vraie bd d’aventures, obéissant aux codes en la matière : des gentils, des méchants, des combats, des duels… Des codes qui auraient pu être contraignants mais qui, tout au contraire, rendent le récit souple et passionnant.

 

Fabienne Pigière et Rudi Miel: l’esclavage

 

Rudi Miel: l’honneur

 

Le découpage de ce livre est fait de petites séquences, pleines de non-dits, de manière à mettre véritablement les personnages en place, à entrer progressivement, par petites touches, dans leur intimité, qu’elle soit idéologique, morale, ou sensuelle.

On ne parle ici encore que de liberté « possible », dans un monde où seuls règnent violence et asservissement… L’utopie de la ville à créer est encore à la limite de la conscience pour les deux héros…

BD d’aventures pures, il lui fallait, pour prendre toute sa force, un dessin à la fois à l’ancienne, avec un vrai souci du détail (habillages, bateaux…), mais moderne, également, pour accompagner un scénario ambitieux.

Et le travail du dessinateur Paolo Grella est à la hauteur de l’histoire qui est racontée.

Son graphisme, réaliste, aime  jouer avec les perspectives, sans jamais, cependant, oublier de s’attarder sur les visages et leurs expressions. Grella n’hésite pas non plus à dessiner la violence, le désir, la peur, la douleur, sans pudeur, certes, mais sans voyeurisme non plus.

La couleur est parfois un peu trop vive, trop présente, mais elle joue avec les ombres et les lumières pour, dans certaines planches, réussir à créer de bien belles ambiances.

 

Paolo Grella: le dessin

 

Des histoires de pirates, on a tous lu des tas… Des histoires d’utopie, on en a tous lu également pas mal. Mais ici, il y a une véritable originalité, dans le ton, d’abord, qui ne larmoie pas sur une quelconque repentance vis-à-vis d’une histoire qui appartient à des passés qui, pour inacceptables qu’ils furent, appartiennent cependant à la grande fresque humaine.

Originalité, aussi, dans le dessin, qui évite les écueils habituels à ce genre de récit.

Ce premier album met en scène lieux et personnages de ce qui doit être une saga à taille humaine. Et je pense et j’espère que les épisodes à venir rempliront toutes les promesses de ce premier tome.

 

Jacques Schraûwen

Libertalia : 1. Le Triomphe ou la Mort (dessin et couleurs : Paolo Grella – scénario : Rudi Miel et Fabienne Pigière – éditeur : Casterman)

Gaultier de Châlus

Gaultier de Châlus

Quatorzième siècle. Gaultier de Châlus, chevalier errant, semble avoir décidé de ne plus faire partie de cette époque où guerres et meurtres font le quotidien de la France. Mercenaires en déroute, pillards en compagnies, nobles déchus et immoraux, vengeances et désespoirs amoureux, tous ces sentiments puissants se mélangent en lui, au gré de ses souvenirs, au rythme de ses abandons.

 

Mais voilà… Gaultier fut un héros… Un héros guerrier et tueur, un héros dont la renommée continue à exister, contre sa propre volonté. Et c’est ainsi qu’il se voit obligé, par fidélité peut-être à ce qu’il fut ou à e qu’il aurait pu être, d’accepter des missions qui lui sont, en quelque sorte, autant de possibilités de rédemption.

 

Ces missions ne sont plus guerrières, mais chasseresses, plutôt. Gaultier de Châlus est chasseur de ces bêtes qui, en ce Moyen-Âge superstitieux, peuplent les campagnes, les villes et, surtout, l’imaginaire de tout un chacun, du châtelain jusqu’au serf.

 

Dans cette série, dont deux albums sont déjà parus, nous suivons donc les chasses de Gaultier…

Gaultier de Châlus © des bulles dans l’océan

 

Le premier tome met en scène un loup-garou, le deuxième des harpies. Ces deux volumes mettent surtout en scène une aventure qui, sous prétexte de chevalerie, se veut essentiellement le trajet, intime, intérieur, d’un homme déchiré par ses propres destins.

Le grand intérêt de cette série réside aussi dans le respect extrêmement bien fait d’une véritable réalité historique, avec des références précises, avec un glossaire, en fin d’albums, qui replace tous les événements écrits dans leur contexte, avec des références qui plongent le lecteur dans cette époque où l’horreur était quotidienne. Mais la force du scénario de Philippe Pelaez réside aussi dans l’inspiration qui est sienne d’une mythologie spécifiquement moyenâgeuse, à partir d’un « bestiaire » peuplé de créatures improbables.

Et c’est ce mélange entre la Grande Histoire, ses batailles, ses tueries, ses poèmes déjà courtois aussi, et le fantastique d’animaux légendaires venus du fond de toutes les mythologies humaines, c’est cette fusion entre l’improbable et le réel qui construit toute la qualité narrative de ces albums.

                             Gaultier de Châlus © des bulles dans l’océan

 

Quant au dessin d’Olivier Giraud, on en voit l’évolution d’un album à l’autre. Un peu gauche encore dans « Loup », avec des difficultés, parfois, à assurer les perspectives par exemple, il devient plus maîtrisé dans le tome 2, « Harpies ». Plus maîtrisé et plus original aussi, puisque c’est dans ce deuxième opus que Giraud se laisse aller à une colorisation souvent somptueuse. Une colorisation qui, dans les scènes de nature, de paysages, se révèle presque à petites touches, à taches assumées, pratiquement impressionnistes. Et même si son graphisme est encore hésitant, et trop statique parfois, son sens de la couleur omniprésente fait de ces albums une jolie réussite, une réussite, ma foi, plus qu’agréable à lire…

 

Fantastique et Moyen-Âge sont au rendez-vous de ces deux livres qui sont, réellement, pleins de promesses…

 

Jacques Schraûwen

Gaultier de Châlus (dessin : Olivier Giraud – scénario : Philippe Pelaez – éditeur : Des bulles dans l’océan – deux titres parus : « Loup » et « Harpies »)