Gibrat – l’hiver en été

Gibrat – l’hiver en été

Un « art-book » consacré à un des plus grands auteurs du neuvième art

Jean-Pierre Gibrat est bien plus qu’un « vieux routier » de la bande dessinée. Il fait partie de ces auteurs qui, de par leurs talents, ont marqué l’évolution de cet art à part entière !

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen

Face à un livre qui tente de résumer l’œuvre d’un artiste vivant, écrivain, peintre, photographe, j’ai toujours une petite gêne. Les  » rétrospectives  » artistiques ressemblent tellement souvent à des hommages presque posthumes !…

Mais face à cet « hiver en été », aucune gêne, que du contraire ! Ce livre est un voyage, non au travers de toute la carrière de Jean-Pierre Gibrat, mais au long des chemins qui ont affirmé, ces dernières années, son talent exceptionnel. Ce n’est donc pas dans ce livre-ci que vous retrouverez trace de ses anciennes bd, comme  » La Parisienne « . De page en page, et avec une qualité d’impression absolument remarquable, c’est le Gibrat d’aujourd’hui que l’on découvre.

Une découverte au travers de ses dessins, qui sont comme des illustrations intemporelles d’une œuvre en constante recherche de qualité, mais aussi au travers d’une longue interview, orchestrée par Rebecca Manzoni.

Ce livre est aussi, pour Gibrat, une façon, non de laisser une trace dans l’histoire d’un art que l’on dit neuvième, mais, plus simplement, de laisser un part de lui dans la mémoire future de ses petits-enfants.

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : mes petits-enfants

Dans le monde de la bande dessinée, les auteurs perdent souvent le souvenir de ceux qui les ont précédés. Ou préfèrent ne pas en parler. Ce n’est pas le cas de Gibrat, loin s’en faut, lui qui, dans ce livre, assume pleinement les influences qui ont été les siennes et qui ont abouti à ce qu’on ne peut qualifier aujourd’hui que de  » style  » personnel.

Un style, dont il parle, sereinement, avec une sorte de respect pour ceux qui lui ont permis d’arriver à cette présence graphique à l’évidente personnalité.

Un style qui n’est pas sans rappeler quelques grands illustrateurs du vingtième siècle, comme Poulbot, ou Joubert. Joubert qu’il n’a découvert que tardivement et qui, donc, n’a en rien influencé son approche des  » visages « … Mais s’il n’y a pas de filiation, il y a bien, entre ces deux artistes, un parallélisme des talents…

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : le style

En son temps, Pierre Joubert a illustré les poèmes de Rimbaud, dans un style qui ne ressemblait en rien à ses illustrations pour le scoutisme. J’ai rêvé, en lisant ce livre-ci, « L’hiver en été », à un Gibrat illustrant, lui, Baudelaire…

J’ai toujours pensé d’ailleurs que l’essence même de tout acte créatif réside dans ce qu’on peut appeler largement la « poésie »… Pas celle des rimes, mais celle des mots et de leurs errances… Et avec Gibrat, on peut aussi parler de style littéraire, tant ses scénarios se révèlent toujours extrêmement construits au niveau des phrases et de leurs rythmes. Là aussi, sans doute, les influences assumées et essentielles sont décelables, et je pense à Maupassant, Céline, voire même Audiard…

Gibrat, c’est un dessinateur de sensations, même au plus profond de dessins au réalisme lumineux.

Il dessine l’amour et le désir, mais toujours de façon pudique, plus sensuelle qu’érotique, sauf lorsqu’il s’approche des visages et, surtout, des regards.

« Coloriste » d’exception également, Gibrat aime les brillances qui semblent éclairer deux yeux d’une lueur intérieure.

Son style, qu’on pourrait qualifier de classique, au sens noble du terme, est aussi celui d’un peintre de la lumière… C’est au travers d’elle, au profond de ses flagrances et de ses mouvances, qu’il définit les sentiments de ses personnages, la violence ou la sérénité d’un paysage, d’un décor, d’un mouvement.

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : la lumière et le regard

Une des grandes caractéristiques de tous les livres de Jean-Pierre Gibrat réside aussi dans une véritable sincérité. Ce sont, certes, des œuvres de fiction… Mais ce sont des récits dans lesquels l’auteur est sans cesse présent, par les émotions qui sont les siennes, par les engagements humains et politiques, au sens le plus large du terme, qu’il revendique du bout des crayons, du bout des sourires. Et ce depuis

son personnage de Goudard !… A ce titre, on peut le rapprocher de l’immense Jacques Tardi qui, de la guerre 14-18 à celle de 40-45, en passant par Polonius ou Adèle Blansec, n’a jamais abandonné ses idéaux de jeunesse. Jean-Pierre Gibrat est de cette race-là, celle des vrais créateurs !

Peut-on raconter une histoire qu’on n’a pas vécue, ne fut-ce qu’en toute petite partie ? La réponse de ces artistes-là est simple : sans sincérité, aucune œuvre artistique ne peut être porteuse d’émotion, et seule l’émotion, finalement, est un lien entre l’auteur et ses spectateurs, ses lecteurs…

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : la sincérité

Une des autres constances de Gibrat, dans ses derniers albums, bien évidemment, mais dans ses œuvres plus anciennes aussi, même si c’était de manière plus contemporaine, c’est la grande Histoire. Celle des hommes et de la mort, celle des idées et de leurs inutilités, celles du rêve politique et de l‘horreur quotidienne.

Mais Gibrat va toujours au-delà de l’Histoire. Ses descriptions dessinées de la guerre d’Espagne sont d’une belle fidélité à ce qu’elle fut… Mais sa manière d’aborder cette époque, comme celle de la guerre 40-45, n’est pas de se contenter d’un récit inscrit dans une narration historique.

Depuis toujours, ce qui fait vibrer Gibrat, ce qui rend tous ses livres passionnants, c’est l’espoir, l’humanisme, la volonté et le besoin de dépasser les idées pour inscrire son dessin et son récit dans le quotidien d’êtres humains que tout un chacun peut croiser.

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : l’Histoire

Les livres d’art consacrés à des auteurs de bande dessinée se multiplient, de nos jours. Avec plus ou moins de réussite ou de succès, il faut bien le reconnaître ! Mais ce livre-ci ne souffre aucune faiblesse. Il nous montre un auteur, pas à sa table de travail, mais dans tous les gestes qui précèdent et suivent son  » boulot  » d’artiste. Avec Gibrat, l’hiver et l’été, chromatiquement opposés, se complètent pour construire une vraie œuvre d’art… Je ne sais plus qui disait que « ce qui est beau, c’est ce que je trouve beau »… Je dirais, moi, ici, que l’art naît de l’émotion vécue en créant, par l’artiste, et de celle vécue au moment de l’échange, par le spectateur. Et à ce titre, sans aucun doute possible, Jean-Pierre Gibrat s’inscrit pleinement dans la famille des Grands du neuvième art !

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Jean-Pierre Gibrat : l’art aujourd’hui

Ne ratez pas ce livre, lisez-le, regardez-le, feuilletez-le, laissez-le proche de vous pour le reprendre, souvent, le temps d’un regard…

En outre, et il faut le souligner, le travail d’édition est d’une superbe qualité, à tous les niveaux ! Un livre, donc, qui se doit d’avoir sa place dans toutes les bibliothèques des amateurs-amoureux de la bande dessinée!

Jacques Schraûwen

L’hiver en été (auteurs : Jean-Pierre Gibrat et Rebecca Manzoni – éditeur : Daniel Maghen)

Gibrat – l’hiver en été © Daniel Maghen
Gotlib : « Entretiens » avec Numa Sadoul et « Pervers Pépère »

Gotlib : « Entretiens » avec Numa Sadoul et « Pervers Pépère »

Tous les talents et toutes les provocations d’un des pères de la bd moderne !

Gotlib… Ce nom, au panthéon du neuvième art, s’associe une bande dessinée résolument adulte, dans le propos et dans la forme. Mais au-delà de « Hamster Jovial » et du grossièrement et érotiquement déjanté « Pervers Pépère », il y a eu dans la carrière de Gotlib bien plus ! A toujours redécouvrir !…

Entretiens avec Gotlib (auteur : Numa Sadoul – éditeur : Dargaud)

 C’estau début du mois de décembre 2016 que Gotlib a quitté définitivement la scène. En y laissant bien plus qu’une ombre éphémère : une place essentielle dans la grande Histoire de la bande dessinée.

C’est dans les années 70 que Numa Sadoul, amoureux total de la BD, s’était entretenu avec Gotlib, en vue d’une monographie qui, en effet, parut en 1974 chez Albin Michel. Mais, à l’époque, l’intérêt pour les petits mickeys n’était l’apanage que d’une minorité de lecteurs. Et ce livre ne contenait qu’une toute petite part des mots échangés entre Sadoul, déjà historien du neuvième art, et Gotlib, histrion provocateur de ce même art.

Voici donc, enfin, l’intégrale (inédite) de cette rencontre souriante, amusée, intelligente, et, surtout, nous permettant de découvrir et de comprendre tout le génie (le mot n’est pas trop fort…) de Gotlib.

Partagé en chapitres aux titres explicites (ils vont de « Quelques repères biographiques » au « Sexe », en passant par « L’humour », « Les angoisses » « Les dingodossiers », « L’Echo des Savanes »), ce livre n’a rien d’un pensum, que du contraire ! On entend, au fil des pages, le rire de Gotlib, on en reconnaît toutes les tonalités au gré des nombreuses illustrations qui, de par leur choix éclectique, résument parfaitement toute la carrière et toute l’œuvre du grand Marcel…

Dans ce livre d’entretiens, Gotlib nous décrit, simplement, en parlant à Numa Sadoul comme à un ami, ses rêves d’enfant, d’adolescent provocateur, et les moyens utilisés, narrativement, humainement, avec même une vraie dose d’humanisme, pour arriver à réaliser ces envies et arriver, finalement, sans vraiment le vouloir, à imprimer dans le monde de la culture son nom comme celui d’un véritable inventeur graphique et scénaristique !…

Pervers Pépère (auteur : Gotlib – éditeur : Fluide Glacial)

Bien sûr, avec un titre pareil, ce livre paru en 1981 fait croire, immédiatement, à un contenu graveleux. Et il est vrai <que le propos de cet album, à tous les points de vue, les mots comme les dessins, se révèle totalement politiquement incorrect ! On y parle d’exhibitionnisme, avec des mises en scène dignes des dessins d’humour de revues bien anciennes comme Le Rire… Mais des mises en scène toujours détournées, parce que ce qui intéresse Gotlib, c’est la confrontation des genres, c’est la touche surréaliste dans la dénonciation d’un acte pervers, c’est le subit et subtil retour à la poésie de l’enfance en plein milieu d’une situation inacceptable…

Pervers Pépère est un personnage à inscrire dans la fraternité à la fois du vieux dégueulasse de Reiser et des êtres créés par Serre et dessinés avec un talent trop oublié aujourd’hui.

L’humour de Gotlib fait bien plus que flirter avec les dessous de ceinture, mais il le fait avec une espèce de bonne santé qui excuse tout, et tout ne se doit-il pas d’être excusé quand cela se termine par des éclats de rire ?…

Et on rit beaucoup avec ce pervers pépère qui ridiculise la religion, le fétichisme, les rapports humains dans ce qu’ils ont de routiniers. Avec Gotlib, l’humour finit par ressembler au fantastique à la belge… Le récit graveleux et vulgaire d’une aventure vécue au quotidien de ses personnages, ce récit, soudain, devient autre par la grâce d’une faille dans ce qui est raconté !…

Oui, Gotlib pratique dans son dessin la scatologie, l’érotisme et le vice… Mais il le fait avec une telle bonne humeur qu’on ne peut que l’applaudir ! Comme on ne peut qu’applaudir la puissance de ses cadrages et de ses découpages et la douce folie parfaitement orchestrée de ses dessins !

Deux livres pour retrouver et faire redécouvrir un auteur complet, qui doit beaucoup, sans doute, à Goscinny, dont il a détourné tous les talents pour les faire siens…

Deux livres pour tous les amateurs de bande dessinée, pour tous les amoureux d’un humour qui n’a pas peur des mots ni des dessins, pour tous ceux qui pensent qu’en bd comme ailleurs, la liberté se doit aussi d’être celle de pouvoir rire absolument de tout !

Jacques Schraûwen

Gagner la Guerre – Livre 1. Ciudalia

Du roman à la BD : une adaptation qui ne manque pas d’intérêt !

De la trahison, de la haine, du sang, du pouvoir absolu, des tortures, un univers imaginaire qui ressemble au nôtre… Tous les ingrédients d’une bonne série d’heroic fantasy sont réunis !

 

Ciudalia © Le Lombard

 

Je l’avoue… Ce genre littéraire ne fait pas vraiment partie de mes préférences ! Ses avatars BD et cinéma/télé non plus… J’éprouve depuis toujours une difficulté à me plonger dans des histoires interminables qui privilégient le plus souvent l’imagination pure à la force d’une narration, qui préfèrent le contenant au contenu.
Il y a des exceptions, bien évidemment…
Et ce « Gagner la Guerre » me semble en faire partie, à la lecture, en tout cas, du premier opus de cette nouvelle série dessinée.
Pourquoi ?… Parce que, au-delà de l’imaginaire, l’auteur nous balade dans un univers qui ne nous est pas totalement inconnu, un monde dans lequel les références à notre propre environnement sont nombreuses, une cité qui, moyenâgeuse d’apparence, n’est pas éloignée de ce que nous pouvons toutes et tous imaginer, iconographiquement parlant, du passé de notre propre Histoire.

 

Ciudalia © Le Lombard

 

Cela dit, résumer cette aventure est ardu. Le personnage principal est un tueur, affilié à une confrérie… Engagé pour tuer un homme masqué, il est trahi, risque la mort, en réchappe en prêtant allégeance à celui qui devait être sa victime. Le tout se déroule sur fond de souvenirs d’une tuerie passée et sur la possibilité d’une nouvelle guerre avec un peuple voisin…
C’est dire que le découpage de cet album, qui oblige le lecteur à passer d’hier à aujourd’hui, de scènes intimistes à des grandes envolées lyriques sanglantes et guerrières, c’est dire que ce découpage n’est pas toujours évident.
Mais ce qui est évident, par contre, c’est le charisme de ce fameux Don Benvenuto, anti-héros rappelant « Le Scorpion » de Marini, au sourire carnassier. Un charisme qui naît malgré sa personnalité, la personnalité d’un homme sans foi ni loi, ni sentiments… Un homme qui tue pour tuer, sans plaisir mais sans déplaisir. Un humain aux ordres de pouvoirs qui le dépassent mais qu’il va, on le sait, on le sent, contrer pour son intérêt personnel…
Benvenuto, c’est un méchant, sans aucun doute possible… Mais un méchant intelligent, rusé, sournois, et qui, de par ce fait, finit même par devenir sympathique. Ou, en tout cas, attachant !

 

Ciudalia © Le Lombard

 

Je n’ai pas lu les romans de Jean-Philippe Jaworski. Mais je sais que toute adaptation en bd d’une œuvre littéraire, quelle qu’elle soit, est une opération particulièrement « casse-gueule ».
Or, ici, en dehors des difficultés de lecture dues au découpage quelque peu anarchique, l’univers que crée Genêt tient parfaitement la route. Son dessin, dans la lignée d’un réalisme expressif cher à pas mal de dessinateurs de ces dernières années, réussit à se démarquer par l’utilisation qu’il fait des traits, de la plume, dans les ombrages comme dans les décors aux détails souvent esquissés.
Et sa couleur est d’une belle unité… Utilisant essentiellement, de bout en bout, des tons ocres, rouges, bruns, Frédéric Genêt évite avec soin les trouées de lumière, sauf en quelques endroits qui nous révèlent un ciel d’un bleu limpide et puissant. A ce titre, l’utilisation qu’il fait de la couleur participe pleinement à la narration, à l’ambiance générale, en tout cas, de ce livre d’heroic fantasy qui, étrangement, fait parfois penser au Parrain et à Don Corleone…

Ciudalia © Le Lombard

 

Le monde créé dans cet album est logique, ne souffre aucune improbabilité majeure. C’est le premier point positif de ce début de série. Le personnage central, Benvenuto, occupe tout l’espace, toute la place, ne laissant que peu de champ aux autres personnages, et cela permet au lecteur de suivre totalement l’intrigue en suivant les pas de cet anti-héros charismatique. C’est le deuxième point positif. Le troisième point à mettre en évidence, et je l’ai fait plus haut, c’est l’utilisation que Frédéric Genêt fait de la couleur.
Du côté négatif, il y a le découpage, pas toujours évident à suivre pour les néophytes dans ce genre de bd. Il y a aussi le fait que ce premier album soit un album de présentation des protagonistes et des enjeux de l’histoire qui va nous être racontée tout au long d’une série aux vraies promesses.
Parce que, oui, j’ai apprécié ce « Gagner la Guerre »… La variété des angles de vue, la variété des paysages, le plaisir des gros plans, tout cela fait de la lecture de ce livre un vrai plaisir… Et j’attends la suite avec l’espoir qu’elle aille plus loin dans un récit qui devrait se révéler passionnant et passionné !

 

Jacques Schraûwen
Gagner la Guerre – Livre 1. Ciudalia (auteur : Frédéric Genêt d’après l’œuvre de Jean-Philippe Jaworski – éditeur : Le Lombard)